Base de données Yanayi
Co-création d’une base internationale de données ouvertes qualitatives sur les changements climatiques tels que vécus, observés, analysés, combattus et racontés par des aînés et des aînées d’Afrique francophone subsaharienne et d’Haïti à des étudiants et étudiantes affilié-e-s à 10 boutiques des sciences et des savoirs
- Yanayi signifie « climat » en haoussa et « lutte contre la pauvreté » en fon.
Sommaire
Problématique
Les changements climatiques transforment les contextes de vie partout sur la planète, mais pas de la même façon et pas avec les mêmes impacts. Les inégalités environnementales entre les pays du Nord et ceux du Sud global sont bien connues, les premiers étant mieux préparés et relativement moins affectés que les seconds, surtout dans les pays francophones du sud global (Afrique et Haïti) qui sont très vulnérables à la désertification ou aux inondations, par exemple. Sur ces derniers territoires, ces phénomènes ont des impacts directs sur la production agricole et l’alimentation, donc sur les populations et leur bien-être - impacts qui rendent la vie plus difficile, comme l’indique l’Objectif de développement durable (ODD) 13 consacré à la lutte contre les changements climatiques. Comment les populations africaines et haïtiennes, notamment en milieu rural, vivent-elles ces impacts ou les changements climatiques en général qui affectent leur milieu de vie? Comment identifient-elles et expliquent-elles ces changements? Ces changements ont-ils eu un impact sur leur santé et les possibilités thérapeutiques de leur environnement? Qu’ont-elles fait pour y résister, pour les atténuer ou pour s’y adapter? Quelles stratégies de résilience ont-elles imaginées et quels savoirs ont-elles produits au fil du temps à propos de leur environnement naturel, de ses transformations et de la nécessité de continuer à en tirer des ressources nécessaires à la vie?
Se situant dans l’approche théorique de l’écologie sociale et de la justice cognitive, notre projet vise à mettre en lumière, à diffuser en libre accès et à archiver de manière pérenne les savoirs et les actions posées par une grande diversité de communautés vulnérables d’Afrique et d’Haïti qui ont été saisies de plein fouet par les changements climatiques depuis plusieurs décennies. En raison de la destruction des écosystèmes et des systèmes éducatifs occidentalisés, les savoirs locaux liés à l’environnement sont en voie d'extinction, comme le montre le combat de nos partenaires panafricains ENDA et Prometra pour revaloriser ces savoirs, ou ne sont pas pris au sérieux, notamment les savoirs de femmes analphabètes (Piron 1994). Au contraire, nous pensons que ces savoirs sont précieux et utiles pour sensibiliser et mobiliser les communautés contre le changement climatique, surtout s’ils sont librement et largement diffusés dans une base de données ouvertes et en langue locale. Ils pourraient également être traduits en connaissances pratiques pour aider à renforcer la lutte contre le changement climatique et ses effets destructeurs sur les communautés vulnérables. Notre stratégie pour accroître la valeur et la pertinence de ces savoirs locaux consiste à recueillir des récits dans lesquels ils sont intégrés et contextualisés. Ces récits en langue locale proviendraient d'hommes et de femmes âgés, gardiens de la mémoire collective, qui ont pu observer les effets du changement climatique sur leurs communautés à long terme. Ce seront nos données.
Une réalité qu'on ne peut occulter aujourd'hui est la diversité des parties prenantes (communautés locales, États, ONG, etc.) affectées par les changements climatiques, y compris dans les villages reculés. Or, le discours dominant véhiculé par les institutions de la mondialisation contraste souvent avec les besoins et les aspirations des communautés locales. Ainsi, la valorisation des savoirs locaux peut contribuer à mieux saisir la complexité entourant les changements climatiques et à proposer une alternative aux savoirs hégémoniques. En effet, les recherches conventionnelles sur les changements climatiques en Afrique et en Haïti montrent plutôt des communautés passives (surtout en milieu rural), affectées par des phénomènes qu’il faut mesurer à l’aide d’indicateurs quantitatifs; ces communautés sont même parfois désignées comme co-responsables de ces catastrophes, par exemple dans le cas de la désertification du Sahel (causée par le bois de chauffe). Les méthodes qualitatives, notamment les entretiens de récit de vie, semblent bien plus pertinentes pour capter les savoirs locaux relatifs aux changements climatiques. Mais ces méthodes prennent en général beaucoup de temps à produire des résultats, alors que l’urgence est inséparable de l’ODD 13.
Notre projet propose une méthodologie originale, inspirée de la citizen science, mais adaptée aux sciences sociales qualitatives et à la recherche-action. Cette méthodologie permettra de collecter simultanément et dans 10 territoires ruraux différents des centaines de récits de savoirs locaux d’hommes et de femmes âgé-e-s sur les changements climatiques et les stratégies de résilience des populations. La technologie numérique libre et gratuite imaginée pour les projets de science citoyenne que nous utiliserons (epicollect5), fonctionne hors connexion et est donc bien adaptée au contexte africain ou haïtien. Les collecteurs des récits seront 100 étudiant-e-s en sciences sociales et humaines affilié-e-s à 10 boutiques des sciences situées dans des pays francophones des Suds. Une fois collectés, les récits seront archivés dans une base de données ouvertes et réutilisables (audio, photo, vidéo et texte). Les étudiant-e-s seront ainsi formé-e-s par apprentissage expérientiel au travail de terrain. Ils et elles ne seront pas rémunérés, mais leurs dépenses seront toutes remboursées. Pour le jeune réseau des boutiques des sciences et des savoirs d’Afrique francophone et d’Haïti né au sein du projet SOHA (financé par IDRC 2015-2017), ce projet pourra non seulement générer des données précieuses, mais il permettra aux boutiques de faire connaître leur contribution possible à la recherche-action, au développement local durable de leur territoire et à la formation des étudiant-e-s à l’enquête de terrain et aux technologies numériques. Le projet permettra aussi à ce réseau d’apprendre à travailler ensemble, de manière solidaire et décentralisée à la fois, et de renforcer ces capacités pour procéder ensuite à d’autres démarches similaires sur d’autres thématiques ou ODD.
Objectifs
S’inscrivant dans le cadre de l’ODD 13 (lutte contre les changements climatiques), ce projet de recherche-action a pour objectif général de construire une base panafricaine de données ouvertes (audio, textes, vidéo et photo) sur les savoirs locaux relatifs aux changements climatiques, recueillis sous forme de récits auprès de 400 aînés, hommes et femmes, dans 100 villages ruraux d’Afrique et d’Haïti par 100 étudiant-e-s encadrés par 10 boutiques des sciences, avec l’appui d’enseignants et d’organisations de la société civile. Les savoirs ainsi collectés en langue locale et en français grâce à l’application epicollect5 pourront être transcrits, préparés et diffusés pour générer soit des données de recherche utiles à la lutte contre les changements climatiques, soit du matériel pédagogique ou de sensibilisation. L’objectif spécifique 1 est de collecter 400 récits liés aux changements climatiques de la part d’aînés, hommes et femmes, vivant dans 100 villages de 8 pays francophones des Suds, avec l’aide de 10 boutiques des sciences et des savoirs (40 récits collectés par boutique).
L’objectif spécifique 2 est de préparer et déposer ces récits dans une base de données ouvertes afin qu’ils soient utilisables dans la recherche et dans des stratégies locales de sensibilisation et de formation à la résilience climatique.
L’objectif spécifique 3 est de renforcer les capacités de 10 boutiques des sciences et des savoirs de pays francophones des Suds en gestion de projet, en recherche-action, en mobilisation collective, en travail collaboratif et en formation à la recherche.
L’objectif spécifique 4 est de sensibiliser au moins 100 étudiant-e-s francophones des Suds aux enjeux environnementaux de leur territoire et aux savoirs accumulés par les aîné-e-s et les personnes ressources dans les villages pour résister ou s’adapter aux changements climatiques.
Étapes et tâches
Phase 1. Préparation et cadrage général en quatre étapes
1.1 Le comité de gestion se réunit virtuellement pour faire connaissance et finaliser le partage des responsabilités, la programmation détaillée, ainsi que les échéances critiques. Il est composé du chercheur principal, des responsables des 10 boutiques impliquées (voir le tableau au point 9), de 5 représentants d’étudiant-e-s qui iront sur le terrain, d’un représentant des deux organisations panafricaines partenaires (ENDA et Prometra) et d’une partenaire scientifique spécialiste en recherche-action numérique (Florence Piron du LIRAJ).
1.2 Le comité de gestion travaille à définir le protocole de collecte des savoirs villageois en précisant 1) les aspects scientifiques (critères de choix des informateurs, objectifs et déroulement des entretiens, durée et longueur des récits à collecter), 2) les aspects techniques (logistique, formation au logiciel epicollect5, rédaction de la fiche de collecte et des métadonnées, choix des téléphones, logistique de la traduction, 3) les aspects éthiques (consentement aux différentes étapes, renseignements personnels, indemnité aux informateurs, invitation à la co-analyse) et 4) les modes communication et de travail collaboratif
1.3 Le comité de gestion choisit les 100 villages d’enquête sur la base de critères clairs et pertinents adaptés aux territoires de chaque boutique (10 villages par boutique); pour simplifier la prise de contact, il pourra s’agir parfois des villages d’origine des étudiant-e-s recrutés par les boutiques. Chaque boutique identifie des partenaires potentiels dans son territoire et précise sa procédure de recrutement des étudiant-e-s.
1.4 Le comité de gestion rédige le protocole de gestion des données en s’inspirant des principes FAIR (findability, accessibility, interoperability and reusability) : lieu et durée de conservation dans une base de données, formatage, droits de réutilisation, publication et métadonnées. La base de données initiale sera celle fournie gratuitement par epicollect, puis le comité de gestion pourra la transférer dans un serveur dédié.
Phase 2. Passage à l'action décentralisée dans chaque contexte
2.1 Chaque boutique prend contact avec les villages sélectionnés et les partenaires identifiés afin de préparer le terrain. Elle s’ajuste de manière agile aux changements inévitables. Puis, sous la supervision du comité de gestion, chaque boutique recrute et forme sur la base d’un même guide d’enquête les 10 étudiant-e-s en sciences sociales qui participeront à la collecte des données. Ces étudiant-e-s devront parler et comprendre la langue locale des villages choisis.
2.2 Chaque étudiant-e part dans le village désigné pour un court séjour pendant lequel il ou elle s’efforcera de collecter au moins quatre récits auprès de quatre personnes âgées différentes (hommes et femmes, reconnues pour leur sagesse et leur expérience). Il ou elle accompagne ces récits de photos du village et, avec leur consentement, de photos des informateurs eux-mêmes. Si le consentement est donné, il ou elle peut aussi filmer l’entretien et générer le fichier audio par la suite. Après chaque segment de récit en langue locale, l’étudiant-e en fait une traduction orale immédiate en français qu’il ou elle enregistre aussi dans la fiche.
2.3 De retour à l’université, l’étudiant-e télécharge les fichiers dans la base de données en y ajoutant des métadonnées de base (déjà prévues dans epicollect5). Il ou elle rédige un petit rapport de mission dans lequel il raconte ce qu’il a fait et précise les circonstances de collecte des récits.
Phase 3. Mise en valeur des données
La dernière phase consiste à travailler sur les données recueillies pour pouvoir les partager dans un format utilisable. Même si le logiciel epicollect permet d’ajouter des métadonnées de lieu et de temps, il ne permet pas de codifier le contenu des récits recueillis. Chaque boutique des sciences organise alors au moins une séance de préparation collective des récits collectés. Lors de cette séance, les participants volontaires (chercheurs, étudiant-e-s, locuteurs des langues utilisées) écoutent les récits, valident ou corrigent la traduction, codifient et transcrivent les passages les plus riches de savoirs et en produisent un résumé exhaustif auxquels des mots clés sont ajoutés. Un rapport est rédigé après chaque séance.
Ce travail sur les données permettra aux lecteurs de la base de données de s’orienter immédiatement vers les fichiers qui leur seront les plus utiles : description de catastrophes naturelles, impacts des changements climatiques sur la vie quotidienne, stratégies locales de résilience, organisations qui ont aidé, etc.
Phase 4. Restitution des données et partage
Cette phase dépendra d'un financement supplémentaire.
Partenaires
Les partenaires de la société civile seraient de deux ordres :
- deux partenaires panafricains (le réseau des associations ENDA Tiers Monde spécialisées dans la recherche-action pour l'environnement et le développement durable (http://endatiersmonde.org) et ProMetra, une ONG internationale dont le siège est à Dakar, Sénégal, qui a pour but de préserver la médecine traditionnelle africaine, la culture et les savoirs locaux par la recherche, l'éducation, le plaidoyer et la pratique (https://prometra.org/)
- des partenaires locaux identifiés par chaque boutique dans la phase initiale du projet, en fonction des villages ou régions choisis pour le travail de terrain, notamment l'Association des producteurs vivriers du Borgou-Alibori (Parakou, Bénin), l'Association Mains Solidarité (Guinée) et le Musée de la porte du retour (Ouidah, Benin). Ce dernier souhaite créer une exposition multimédia à partir des données que nous allons recueillir.
- Le consortium InSPIRES est le principal bailleur de fonds de la collecte de données.
- Le LIRAJ (Laboratoire international de recherche-action sur la justice cognitive, la science ouverte et les communs) est le principal partenaire financier du consortium.
Mode de gestion
Le déroulement du projet sera très décentralisé de manière à laisser chaque boutique déterminer sa stratégie en fonction de son territoire (géographie, cultures, formes de changements climatiques) et de ses ressources locales (web, transport, bénévoles, expérience acquise). C’est pourquoi chaque boutique recevra un montant forfaitaire qu’elle pourra gérer localement de manière à produire les livrables prévus, tout en rendant compte de sa gestion au chercheur principal et au trésorier du projet.
Pour coordonner le projet et assurer l’harmonisation des outils et des livrables, le comité de gestion jouera un rôle crucial, par exemple en élaborant la question de recherche, le protocole de recherche et le plan de gestion de la base de données mais aussi en préparant de petits tutoriels de formation des étudiant-e-s et une brochure de présentation de la démarche aux villageois, qui sera traduite en langue locale par chaque boutique. Le Comité sera ainsi au cœur de l’engagement et de la participation des boutiques, des partenaires et des informateurs dans le projet. Sa composition assure que tous les points de vue seront représentés. Sa communication se fera par mail, dans un groupe whatsapp et dans des discussions par skype ou zoom au besoin et ses documents de contenu seront rédigés de manière collaborative sur des Google docs. Les boutiques des sciences seront le deuxième moteur de l’engagement sur leur territoire. En effet, elles devront recruter, mobiliser et former les étudiant-e-s, les superviser au retour du terrain, piloter les séances de co-analyse, planifier les activités de restitution et s’assurer que leur contribution à la base de données commune est de la qualité attendue, tout en gérant un budget et en cherchant des fonds supplémentaires si nécessaire. Elles bénéficieront de la mobilisation collective ainsi suscitée pour renforcer leurs capacités de gestion de projets de recherche-action et leur leadership, ainsi que leurs compétences en travail collaboratif à distance ou avec leurs partenaires locaux.
Les organisations de la société civile pourront appuyer les boutiques dans leur stratégie de recrutement et donner un précieux input sur le type et le format de données qui leur seront utiles. En particulier, le Musée de la porte du Retour (Bénin, géré par Prometra), qui vise à présenter les cultures africaines à la diaspora afro-descendante, souhaite organiser une petite exposition multimédia à partir des savoirs recueillis qui pourrait ensuite circuler dans d’autres centres culturels et éducatifs en Afrique et à Port au Prince où les cultures africaines sont encore très peu connues.
À la suite du projet, nous espérons publier au moins deux articles scientifiques, l'un présentant la méthodologie et l'autre tentant une première analyse de certains des récits. Nous publierons également un échantillon des récits dans un livre en libre accès, afin de faire connaître la base de données.